La Bruyère, Les caractères, préface :
- Antoine barthoux
- 7 avr.
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Je rends au public ce qu’il m’a prêté : j’ay emprunté de luy la matière de cet ouvrage, il est juste que, l’ayant achevé avec toute l’attention pour la vérité dont je suis capable et qu’il merite de moy, je luy en fasse la restitution. Il peut regarder avec loisir ce portrait que j’ay fait de luy d’après nature, et, s’il se connoît quelques-uns des défauts que je touche, s’en corriger. C’est l’unique fin que l’on doit se proposer en écrivant, et le succès aussi que l’on doit moins se promettre ; mais, comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas aussi se lasser de leur reprocher ; ils seroient peut-être pires s’ils venoient à manquer de censeurs ou de critiques, c’est ce qui fait que l’on prêche et que l’on écrit. L’orateur et l’écrivain ne sçauroient vaincre la joye qu’ils ont d’être applaudis, mais ils devroient rougir d’eux-mêmes s’ils n’avoient cherché par leurs discours ou par leurs écrits que des éloges : outre que l’approbation la plus seûre et la moins équivoque est le changement de mœurs et la reformation de ceux qui les lisent ou qui les écoutent, on ne doit parler, on ne doit écrire, que pour l’instruction ; et, s’il arrive que l’on plaise, il ne faut pas néanmoins s’en repentir si cela sert à insinuer et à faire recevoir les veritez qui doivent instruire. Quand donc il s’est glissé dans un livre quelques pensées ou quelques reflexions qui n’ont ny le feu, ny le tour, ny la vivacité des autres, bien qu’elles semblent y être admises pour la variété, pour délasser l’esprit, pour le rendre plus présent et plus attentif à ce qui va suivre, à moins que d’ailleurs elles ne soient sensibles, familières, instructives, accommodées au simple peuple, qu’il n’est pas permis de négliger, le lecteur peut les condamner et l’auteur les doit proscrire : voilà la règle. Il y en a une autre, et que j’ay intérêt que l’on veuille suivre, qui est de ne pas perdre mon titre de veuë, et de penser toujours, et dans toute la lecture de cet ouvrage, que ce sont les caractères ou les mœurs de ce siècle que je décris : car, bien que je les tire souvent de la cour de France et des hommes de ma nation, on ne peut pas néanmoins les restraindre à une seule cour ni les renfermer en un seul païs, sans que mon livre ne perde beaucoup de son étenduë et de son utilité, ne s’écarte du plan que je me suis fait dy peindre les hommes en general, comme des raisons qui entrent dans l’ordre des chapitres et dans une certaine suite insensible des reflexions qui les composent. Après cette précaution si nécessaire et dont on pénètre assez les conséquences, je crois pouvoir protester contre tout chagrin, toute plainte, toute maligne interprétation, toute fausse application et toute censure ; contre les froids plaisans et les lecteurs mal intentionnez. Il faut sçavoir lire et ensuite se taire, ou pouvoir rapporter ce qu’on a lu et ny plus ny moins que ce qu’on a lû ; et, si on le peut quelquefois, ce n’est pas assez, il faut encore le vouloir faire.

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